Carbonari et Charbonniers

Régis Blanchet

Quitte à mieux percevoir les racines profondes et antiques qui feront bourgeonner au début du XIXe siècle la société très secrète des Carbonari, il faut aller en amont sur plus d’un millénaire et tenter de comprendre ce que « forêt », « bois » et « charbon » signifient sur les plans culturel et philosophique, mais aussi religieux et politique, éventuellement économique.

La structure antique de la « pensée de la forêt » est antérieure à l’Empire romain et recouvrait toute l’Europe celtique tant atlantique que germano-scandinave et l’ensemble des régions balkaniques. Une étude archéologique et anthropologique des trois périodes de La Tène et de la civilisation de Hallstatt (bassin autrichien actuel entre 500 et 200 av. J.-C.) nous montre une société pré-industrielle forte et brillante dont la structure sociale repose sur des clans disséminés au sein des forêts (33). Les seules concentrations humaines notables sont industrielles (travail de la métallurgie et du bois) et commerciales (échanges saisonniers entre les clans) (31).

Il y avait aussi des sanctuaires religieux plus ou moins importants ayant une activité sacrificielle variable suivant les lieux et les époques mais qui, de toute évidence, peuvent être considérés comme des points de concentration occasionnels (35).

Pour le reste, les populations étaient formées de clans installés dans des clairières forestières et parfaitement indépendants les uns par rapport aux autres. Quand un clan devenait trop important, il essaimait, se scindait en deux, et une nouvelle clairière était mise en place à une distance respectable de la première afin que les intérêts des deux clans n’entrent pas conflit. Ainsi de véritables royaumes claniques se constituèrent (32).

Chaque clan avait un chef militaire et un chef religieux, et les deux ensemble formaient une puissante clé de voûte « druide-roi ».

L’alimentation reposait sur le glanage forestier (racines, plantes, fruits), sur un petit élevage (porcins, ovins principalement) et un peu d’agriculture. Les produits de la chasse, et de la pêche pour certains, tenaient aussi une part importante dans l’alimentation des clans celtiques.

Les activités pré-industrielles de ces clans étaient parfaitement déterminées par la forêt elle-même et se concentraient sur trois métiers très communs: le bois, le charbonnage et la métallurgie. Notons enfin qu’une de leurs « spécialités », la pharmacopée, était connue de tout le Bassin méditerranéen dès le début de l’âge du fer (1000 av. J.-C.) et que nombreux furent les Grecs pythagoriciens qui vinrent en Gaule pour y être initiés (36).

Ces clans celtiques entretinrent de très riches échanges commerciaux avec leur environnement. Spécialistes de la métallurgie, ils avaient une connaissance approfondie des ressources minérales généralement affleurantes (38 et 39). La Bretagne armoricaine et la Cornouaille fournirent en lingots d’énormes quantités d’argent, de plomb et d’étain, surtout aux Phéniciens, peuple maritime méditerranéen, qui les répartissaient ensuite vers les demandes ponctuelles des cités et nations en croissance.

Un certain choc de civilisations eut lieu quand la Rome impériale et méditerranéenne se mit à vouloir fédérer dans son influence les Gaules, la Germanie et les futures îles Britanniques jusque-là appelées les « Îles au Nord du monde ».

 

En ce qui concerne les Gaulois, l’absence de coordination et de logistique des clans celtiques leur firent perdre cette « guerre des Gaules » et les Romains induisirent une nouvelle structure sociale - dont nous sommes encore les héritiers - en fondant des castrum - embryons des cités à venir - et des voies de communication les reliant entre eux. La monopolisation militaire de ces villes et de ces routes créa une « ossature » autoritaire et centralisée qui s’imposa politiquement dans un monde exclusivement forestier et libertaire. De là naquit la confrontation de deux pensées, de deux mondes, totalement différents qui s’interpénétreront sans toutefois perdre leur identité.
D’un côté, nous avions la brillante action civilisatrice de l’Empire romain militaire, puis religieux, dont l’architecture reposait sur le mortier et la pierre. De l’autre côté, nous trouvions une civilisation forestière parfaitement rodée à ses us et coutumes, basée sur le bois, qui, avec le temps, se mit à renâcler devant les avancées de la « Ville » au nom d’héritages traditionnels plus individualistes (3).

Progressivement, la « Forêt » devint le symbole même de la liberté et de la résistance à tous les impérialismes urbains. Cela est très sensible dans les trois époques du Moyen Âge (10 et 11) jusqu’au XIXe siècle où l’industrialisation et l’extraction de la houille minérale finirent par briser irrémédiablement la chaîne pré-industrielle des clans forestiers: bois, charbon, forge (3).
C’est ainsi que, sans le savoir, les paysans - les pagani - devinrent d’irréductibles « païens » (mot français issu de paganus = paysan) et que leurs héritages culturels devienrent « hors la loi » du fait qu’ils étaient « hors la ville ». Les rapports de force furent constants.

Les Carbonari ont toutes les caractéristiques de la conservation de cet héritage bien fixé dans les inconscients collectifs européens. Ils reprirent le symbole du charbon comme base fédératrice de leur image. Ils se réunirent au sein du monde rural. Ils s’opposèrent fermement, presque dogmatiquement, aux impérialismes religieux (la Rome impériale) et politiques (rois de droit divin); autrement dit, la « forêt » servit encore une fois de lieu de résistance et d’action contre l’impérialisme urbain.

Ils eurent aussi les mêmes défauts que ceux de leurs sources, en péchant par manque d’organisation et de communication tout en oubliant de présenter des alternatives politiques viables.

Leurs actions furent progressistes et émancipatrices, parfois très utopiques, ce qui ne les a pas empêchés de gagner bien des combats, le plus évident étant les fruits de l’action de Garibaldi qui fit perdre au Vatican les États pontificaux au profit de l’unification d’une Italie républicaine en 1870, ou les poussées républicaines qui finirent aussi par aboutir tant en France, en Allemagne, qu’au Portugal. Le carbonarisme est génétiquement rattaché aux convictions républicaines et constitutionnelles et à toutes les expressions libérales du XIXe siècle.

GRAND DEMNITAIRE SON EXCELENCE  George POPA